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L'écriture de Fraté ! : "Une expérience extrêmement marquante"

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La série Podcast "Fraté !" a été écrite par deux romanciers, Alexandre Lenot et Ismaël Jude. Tous deux se sont d’abord immergés dans des lieux d'accueil du Secours Catholique, à Paris puis Toulouse et sa région, à la rencontre de personnes en précarité et de bénévoles qui les accompagnent. Une expérience et une matière riches, qui ont inspiré la fiction que vous écoutez aujourd'hui. Entretien croisé.

 

Romancier et scénariste, Alexandre Lenot est l’auteur d’Écorces vives (Actes Sud, 2019) et de la partie audio de Sans famille, de Jonathan Capdevielle, d’après Hector Malot (2018), et de la fiction radio Les Bisons ravis (Radio télévision suisse, 2021). Familier des productions wave.audio, il a signé la partie fiction du docu-fiction Négo (25 000 écoutes depuis le 3 février), réalisé par Jeanne Robet.

 

Ismaël Jude est né en 1976 dans le Pas-de-Pas-de-Calais, il vit à Paris. Il est l’auteur de trois romans aux éditions Verticales : Dancing with myself (2014) et Vivre dans le désordre (2019, prix Jesus-Paradis du 2e roman), Grief (2022). Il se forme actuellement pour devenir art-thérapeute.

 

 

Pourquoi avez-vous accepté d’écrire cette série pour le Secours Catholique ?

 

A.L. Je travaille peu pour des marques, mais cela arrive. Sur ce projet, j’étais rassuré sur la qualité finale de ce qu’on produirait ensemble avec Thomas Baumgartner [Ndrl : le co-fondateur de wave.audio, qui produit la série], que je connais très bien. Ce n’était pas n’importe quel sujet qu’on me proposait, ni n’importe quelle marque. Et avant même de plonger dans les lieux du Secours Catholique, les questions d’entraide et d’accueil m'interpelaient.

I.J. J’avais pour ma part déjà une affinité avec la thématique « grande exclusion » : j’ai fait une résidence d’écrivain avec l’association La Mie de pain, dans le 13e arrondissement de Paris, à la suite de quoi j’ai commencé une formation pour devenir médiateur artistique - art thérapeute. Dans ma vie d’écrivain en contact avec la société, cette préoccupation était donc déjà très présente. Je n’avais en revanche jamais écrit directement sur la pauvreté, et le milieu audiovisuel était une découverte pour moi. Les premières discussions ont été déterminantes dans mon envie d’aller plus loin. L’étape d’immersion avant d’écrire qui nous a été proposée d’emblée était pour moi indispensable. Nous sommes également vite tombés d’accord sur le fait que ce ne serait pas une série documentaire.

 

Il y avait des choses qu’on ne pouvait pas inventer. Il fallait qu’on aille prendre l’information et l’inspiration là où elle était.

Alexandre Lenot

A.L. La méthodologie proposée était en effet très rassurante. On s’est tous accordés sur le fait qu’on aurait accès aux outils de la fiction : dramatiser des situations, forcer le trait…. Et pour autant, on nous permettait de mener une étape d’immersion. On l’a beaucoup dit aux personnes rencontrées dans cette immersion : pour nous, il n’y avait pas d’impératif de retranscription fidèle de la réalité, mais un impératif d’honnêteté. Il fallait que cela sonne vrai, et il y avait des choses qu’on ne pouvait pas inventer. Il fallait qu’on aille prendre l’information et l’inspiration là où elle était. Et rendre justice à ce qu’on avait entendu, même en prenant des détours fictionnels. 

 
Le point de départ de votre travail a donc été une immersion dans des lieux d’accueil du Secours Catholique, à Paris, puis Toulouse et sa région, à la rencontre des acteurs : personnes accueillies, bénévoles. Qu’est-ce qui vous a marqué, touché au cours de cette plongée ?  

 

A.L. C’est une expérience extrêmement marquante du début à la fin. C’est une chose d’avoir la connaissance théorique de ces sujets-là, c’en est une autre de pousser la porte et de s’asseoir en face des gens. C’est… assez dur. À la toute fin de notre immersion, à la Maison des familles de Toulouse, la responsable des lieux s'est assise en face de nous et nous a dit : « Maintenant, il faut penser à vous. Nous, on a des échanges réguliers avec une psychologue. Vous aussi, prenez le temps d’encaisser tout ça. » J’ai trouvé cela fou que son empathie aille jusque-là. C’était admirable. Et cela m’a ouvert les yeux sur le fait que cette expérience n’était en effet pas anodine. Je pense en particulier à l’Ostalada, à Toulouse, qui accueille des gens en très grande détresse. Rien que d’y penser, cela me monte à la gorge…

I.J. Pour ma part, j’ai été marqué par le fait que, dans tous ces lieux d’accueil, à de nombreuses occasions, on ne sait plus qui accueille et qui est accueilli. J’ai trouvé cela vraiment admirable au Secours Catholique. C’est quelque chose que l’on a d’ailleurs essayé d’écrire dans la série. L’accueil doit être une relation réussie, et là, on a vu cette réussite. Et évidemment, j’ai été touché par les bribes de parcours de vie que nous ont livrées les gens parfois en très peu de temps. Les personnes nous faisaient une confiance incroyable, qui n’était pas de notre fait, mais qui tient à l’habitude qu’elles ont dans ces lieux d’accueil. Une fois, dans un local, nous nous sommes retrouvés Alexandre et moi seuls avec une dame. Elle nous a livré des pans entiers de son existence, avec son lot de difficultés. Mais malgré cela, comme beaucoup de gens que l’on a rencontrés, elle était dans une dynamique.

 

L’accueil doit être une relation réussie, et là, on a vu cette réussite. C’est quelque chose que l’on a essayé d’écrire dans la série.

Ismaël Jude

A.L. Ce qui était en effet incroyable, ce sont les expériences douloureuses que cette femme racontait, et sa fierté à être là où elle en était, assumant totalement l’histoire de sa vie.

I.J. Et pour cette raison, je ne suis pour ma part pas sorti de l’immersion avec un sentiment d’abattement. Je suis sorti assez heureux de connaître l’existence de ces lieux, et la dynamique dans laquelle se trouvent les personnes. Cette immersion nous a aussi conduit à des rencontres incroyables, notamment celle avec un « Young Caritas » [nom désignant les jeunes engagés au Secours Catholique], un jeune homme venu de Guinée, pudique, mais qui avait à cœur de nous transmettre son engagement. Lui, clairement, nous a conduit à écrire la série d’une certaine façon. Dans l’histoire telle qu’elle se déroule, il y a une place de plus en plus importante prise au fil de la saison par la thématique de l’accueil des exilés. C'est issu de cette rencontre.

A.L Ce « Young Caritas » a donné une couleur différente à l’écriture. C’était comme s’il manquait une corde à notre arc avant de l’avoir croisé. Jusque-là, nous avions rencontré beaucoup de gens qui faisaient assertion de leur dignité. Lui, c’était autre chose : une force de conviction, un engagement. Pour ne pas être totalement angélique, reconnaissons qu’il y a aussi des moments où l’on a été rejetés durant l’immersion. Mais même dans ces occasions, nous avons appris quelque chose. Un ami anthropologue m’a "décrispé" par la suite, en me disant : « si tu es parfaitement à l’aise, c'est que tu ne touches pas au fond des choses ». Cela m’a permis d'envisager sous un autre jour ces moments où le climat était inamical.

 
 

Cette expérience est une bonne école à défaire les préjugés !

Alexandre Lenot

I.J. Il faut dire que dans un des lieux visités, nous n'avons pas annoncé qui nous étions. On ne se présentait aux gens qu’au moment de nous asseoir à leur table. Cela a pu être mal interprété. On observe tout le monde, on pose des questions, on prend des notes… Rien ne ressemble plus à un flic qu’un romancier qui prépare une fiction !

A.LEt puis l’un comme l’autre, nous avions quelques a priori malgré tout. Cette expérience est une bonne école à défaire les préjugés ! Je pense notamment à un monsieur rencontré à trois reprises dans un lieu d’accueil à Paris. J’étais persuadé qu’il était mythomane : il était drôle, fascinant, il racontait des histoires à dormir debout. Ce monsieur d’origine algérienne disait notamment qu’il avait vécu en Pologne, connu la chute du Mur, et Donald Tusk [ancien premier Ministre polonais] quand il était enfant… La troisième fois, des Polonais arrivent au centre, et il les accueille… en polonais ! Des moments comme cela, il y en a eu quelques-uns : où on croit savoir, et… on ne sait pas !

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Comment passe-t-on de l’imprégnation documentaire au scénario de fiction ?

 

A.L. Il y a une part de mystère. Nous avons laissé reposer cela un temps. Puis on s’est revus. Pour moi, le début du travail de création a été de constater ce qu’il restait de tout cela quand je voulais y replonger, sans pour autant avoir besoin de relire mes notes ; ma mémoire au travail a fait un tri et remonté à la surface ce qui avait suffisamment de substance pour constituer la fondation d’un travail de création. Concrètement, nous avons travaillé d’abord les personnages, en les décrivant de manière complète.

I.J. À la suite de l’immersion, nous avions en effet une liste de types de personnages qu’on voulait retrouver dans la fiction. Un SDF qui vit dans sa voiture, un exilé, une retraitée bénévole, une jeune mère qui tombe dans la pauvreté…. Ces personnages ne sont pas inspirés directement des gens que nous avons rencontrés, mais des types de gens que l’on a croisés. Jeannie et Myriam, par exemple, ressemblent en réalité à un trio que l’on a vu à l’œuvre. C’est un mélange composite de ce qu’on a vu.

A.L. Ce trio-là a d’ailleurs coloré aussi la fiction. Il correspond à la découverte de l’humour dans ces lieux d'accueil. Les gens se charrient, font des blagues.

I.J. Oui, on s’est dit qu’il faudrait qu’il y ait des blagues dans la série, car ces lieux sont tout sauf sinistres.

A.L. On a donc défini les personnages, puis on s'est penchés sur l'histoire. Nous avions une contrainte : l’unité de lieu. Il nous fallait inventer des événements qui feraient progresser l’intrigue pour mettre en mouvement les personnages. Nous avions la dynamique initiale de l’impétrante : le personnage qui pousse la porte pour la première fois et découvre le lieu, pose des questions. Ensuite, il fallait emmener les personnages plus loin, que leurs relations évoluent. Nous avons joué avec plusieurs hypothèses, et conservé celle de l’incendie.

I.J On s’est mis d’accord sur l’histoire, et on a écrit scène par scène : un auteur, un épisode. Puis on s’est relus réciproquement. En se relisant, on affinait les personnages et leurs façons de parler.

A.L. Par exemple, il y a trois personnes âgées dans la fiction, il ne fallait pas qu’elles s’expriment de la même façon.

 
Outre les touches d’humour, quelles intentions aviez-vous pour la série en attaquant ce travail d’écriture ?

 

A.L. Une de nos intentions de départ était de ne pas faire d’angélisme. D’abord, il n’y a pas de « happy end » : pas de coup de baguette magique qui fait que les problèmes de tout le monde à la fin sont résolus. On est plutôt dans le registre de l’entraide, de l’élan vital. Par ailleurs, il fallait qu’il y ait des échecs. Le destin de l’exilé est ainsi devenu l’autre moteur de la fiction. Nous avons mis beaucoup d'autres intentions : par exemple sur le sexisme, la misogynie. Il y a aussi un personnage qui est handicapé cognitivement…

I.J. Ce personnage est privé de toutes ressources, alors qu’il a besoin de soins médicaux. Il se retrouve seul, à la rue, se fait humilier dans son travail. C’est quelque chose qu’on avait envie de dénoncer.

A.L. Ce personnage est d’ailleurs très positif : il désamorce les conflits.

I.JAvec Pauline, le personnage principal qui tombe dans la pauvreté, on souhaitait montrer comment cela peut arriver d’appartenir à la classe moyenne et de basculer. Elle-même comprend avec un temps de retard ce qui lui arrive. Avec le personnage de Gabrielle, la responsable de l’Esquif, le lieu d'accueil, on voulait un personnage un peu paradoxal : tout le monde compte sur elle, elle a de très bonnes idées, mais parfois elle fait d’énormes erreurs ! On souhaitait ainsi montrer que ce sont des gens "humains". Nous avons également voulu faire apparaître que si l’Esquif est une bulle d’entraide, autour, cela reste le monde d’aujourd’hui : le conseil de quartier, l’ex-mari plein de préjugés, l’hôpital… ce sont des réalités périphériques que l’on souhaitait évoquer.

A.L. Une dernière intention, et qui fait écho à la volonté de ne pas être dans l’angélisme : au début, le personnage du SDF et de l’exilé sont en conflit. C’est quelque chose sur laquelle on ne voulait pas faire l’impasse, car cette concurrence dans les lieux d’accueil existe, nous l’avons vue.

I.J. Et c’était important aussi que ce personnage de SDF, Mitch, ne soit pas le méchant de l’histoire, qu’il y ait un chemin de rédemption.

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Quel pouvoir a selon vous la fiction pour témoigner des réalités de pauvreté ?

 

I.J. La fiction est un focus, un gros plan. On montre une situation entendue de près. On donne à entendre - en épurant, tout en étant proche de la réalité - comment cela se passe l’accueil, comment cela se passe de tomber dans la pauvreté, ce que c’est que de vivre en exilé dans ce pays.

A.L. J’ajouterais que pour qu’elle fonctionne, la fiction réaliste a une obligation de nuance et de complexité. Pour qu’elle émeuve, elle doit ressembler à la vie, avec toutes ses zones grises et créer ainsi des affects qui éclairent les gens. Je crois assez au pouvoir éclairant de la fiction. Donner à voir quelque chose qui va permettre au public - ne serait-ce qu'une personne -  de s’arrêter quelques secondes et de se dire : peut-être avais-je tort, peut-être que je ne savais pas, que je ne connaissais pas…

 

 

Je crois assez au pouvoir éclairant de la fiction.

Alexandre Lénot

I.J. On l'a évoqué, mais l’humour est un vecteur important d'empathie. Et nous avons choisi le parcours de Pauline à cet effet : Pauline est une personne proche de nous sociologiquement, proche de certains auditeurs aussi. Elle est drôle, sympa, un peu foutraque. Elle pourrait être chacun d’entre nous. Elle peut nous amener à comprendre.

 

Qu’est-ce que cette expérience a fait évoluer chez vous ? Le regard que vous portez sur la pauvreté a-t-il changé ?

 

I.J. Ce que j’ai découvert, pour ma part, c’est la précarité des gens qui ont leur maison. C’est très différent de la grande exclusion, et de ce que je peux en voir par exemple au Samu social de Paris où j’anime un atelier. Ensuite, je l'ai déjà évoqué, mais j'ai trouvé passionnante la façon dont l’accueil est réussi au Secours Catholique. En fait, c’est un modèle. En cette période où l'on parle beaucoup politique, je m'interroge : pourquoi nos responsables ne vont pas simplement voir les expériences menées sur le terrain par des associations qui connaissent les publics et qui, à force, ont trouvé des méthodes qui marchent, qui ne demandent par des moyens de "dingue"… au lieu d’inventer de nouveaux dispositifs. Il y a des solutions. La pauvreté, ce n’est pas une fatalité. Voilà où j’en suis de ma réflexion…

 

 

Face au pessimisme, cette expérience éveille en moi l'envie d'agir.

Alexandre Lénot

A.L. Je suis un grand pessimiste. Cette expérience, avec d’autres, me conduit à mesurer à quel point le remède au pessimisme est peut-être l’action et l’engagement. J’ai fait une partie de ce chemin en matière d’écologie. Je me rends compte que pour que moi j’aille mieux, la fraternité, c’est bien ! J’en vois les vertus pour les personnes que l’on a rencontrées, mais pour moi aussi, et pour les gens comme moi. Plutôt que de continuer à ronchonner derrière mon clavier, cette expérience, avec d'autres, éveille en moi l’envie d'agir.

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Auteur et crédits
Propos recueillis par Clarisse Briot Crédits photos : © Xavier Schwebel / Secours Catholique